Poème de Loys Masson (1915-1969) – MAURICE
Nous appareillâmes un soir d’octobre
Aux étoiles.
L’ancre racla la coque
Il y eut trois longs cris de la sirène
Et nous défilâmes par le travers
D’un grand vapeur aux trente-six lumières
Qui sommeillait doucement à la houle
Puis ce fut la bouée puis ce fut la route
Dans les écumes et les sifflements
De tout le navire tendu au vent.
L’île mourut au tournant de la lame
Les fanaux dansèrent le mât plia
La lune pleine monta sur l’avant
Et toute la mer fut blanche et troublante
Et tout le ciel fut mauve et se fondant.
Il y eut des anges dans les cordages
Qui chantèrent ; et nous fîmes rouler
Ce soir-là nos amours à fond de cale
(Nous avions cru avoir bien oublié).
Cent jours nous fûmes entre ciel et eau
Perdus.
Nos membres étaient blancs de sel
L’on tombait lourdement dans les creux d’eau
De vagues hautes comme des maisons
Avec des coups de cloche dans les brumes
Et des désespoirs dans les calmes plats.
Le cent-unième jour sur une terre
On débarqua – tout palmes et oiseaux
C’était pour des vivres frais et de l’eau.
Nous vécûmes dix nuits avec les femmes
Dans ce pays qui n’avait pas de nom
Et nos peines d’amour se réveillèrent
Là-bas dont on ne savait pas le nom.
Ah ! pourquoi, pourquoi ont-elles lavé
Dans de l’eau fraîche nos membres tout blancs
De sel ?
Car de nouveau l’on se souvint
De tout ce qui avait été la vie
Jusqu’à notre départ dans l’étendue.
Nous laissâmes le rivage à bâbord
Un soir où le ciel cuivré menaçait
Les matelots grimpèrent dans les vergues
L’on hala doucement la vieille ancre
Déjà toute tapissée de coquilles
Le pavillon flotta sur le grand mât
Et le bateau reprit sa route verte.
La nuit on se saoula avec du rhum
Pour oublier l’acre baiser des femmes
Qui avait le goût du feu sur nos lèvres
Et ce fut encore le ciel et l’eau
Et l’étendue pour trois longs mois et plus.
Nos amours nous hantaient.
Nous dessinâmes
Chacun un profil aimé sur les voiles
Que la folle brise enflait doucement
Et les calmes jaunes faisaient sourire ;
On courut, on courut longtemps sur l’eau
Des phosphorescences nous escortaient
Qui nous faisaient signe comme des yeux
Dans les figures placides des vagues (Et nous nous rappelions nos fiancées).
Nous frôlions des récifs tout blancs d’écume
C’était la salive de l’Océan
On s’en allait vers le
Nord n’importe où
Courant fort sur la mer anthropophage
Doublant notre voilure quand l’amour
Dans un port nous gardait deux soirs de trop
Tout au loin vers le
Nord de l’Océan
Dépassant des cadavres de bateaux
Que léchait la langue agile des flots.
Et l’on dégueulait dans les étendues
Un mélange d’alcool et d’amour
Nos baisers perdus suivaient le navire
Sur la houle verte de l’étendue
(Et nos fiancées boudaient dans les voiles).
L’on fila cinq ans, l’on fila dix ans
Il y eut dix années d’eau sous la quille
Et dix années de brise dans les voiles
Sur tous les abîmes de l’océan
Et dix années de mer dans notre histoire.
Quelques-uns flanchèrent et descendirent
Qui s’étaient découragés d’arriver
D’autres on les descendit aux requins
Qui suivaient depuis toujours le navire.
Chaque soir en haut du grand mât montait
Le capitaine découvrir le
Nord
Qui se cachait si bien dans les brouillards :
Un matin venteux on changea de voiles.
Ah ah mais n’était-ce pas ces dix ans
Les mêmes escales que l’on passait
N’avait-on pas dix fois passé le
Nord ?
Le premier qui le dit on le crut fou
Le second qui le crut on le pendit
Le troisième on le jeta aux requins
Mais le quatrième on le crut enfin.
C’est vrai,
Ton faisait le même chemin
Depuis ces dix années dans l’étendue
C’était les mêmes ports exactement
Où l’on avait mouillé dix ans avant
Dans notre voyage sur l’océan
L’étoile ne brillait que dans nos yeux
L’on avait suivi un rêve de plus
C’était pour ça ces longs dix ans de route
Le
Nord cherché le
Nord n’existait pas.