Poème d’Eugène Dayot (1810-1852) – LA RÉUNION (France)

Vingt ans et mutilé !… voilà quelle est ma part ;
Vingt ans… c’est l’âge où Dieu nous fait un cœur de flamme ;
C’est l’âge où notre ciel s’embellit d’un regard,
L’âge où mourir n’est rien pour un baiser de femme.
Et le sort m’a tout pris !… excepté mon cœur !
Mon cœur… à quoi sert-il ? ironique faveur !
C’est le feu qui révèle au nautonier qui sombre,
Le gouffre inévitable au sein de la nuit sombre ;
C’est la froide raison rendue à l’insensé :
Heureux s’il n’eût jamais pensé !
Mais ton amour est là, mon ange tutélaire,
Et mon cœur souffre moins, lorsque je dis : ma mère !
À ce large festin des élus d’ici-bas,
Qui me dira pourquoi je ne suis qu’un Lazare !
La vie est une fête où je ne m’assieds pas,
Et pourtant j’ai rêvé sa joyeuse fanfare !
La douleur m’a fait boire à sa coupe de fer ;
Jeune vieillard, j’ai bu tout ce qu’elle a d’amer.
Ô vous qui demandez si l’âme est immortelle,
Et ma part de bonheur,… dites!… où donc est-elle ?
Quoi ! Dieu nous mentirait, quand sa sainte équité
Nous promet l’immortalité !
Mais ton amour est là, mon ange tutélaire,
Et je ne puis douter, lorsque je dis : ma mère !
Toute existence ici s’échange par moitié,
Chaque âme peut trouver cette âme de son rêve ;
Moi, quand je crie : Amour, l’écho répond : Pitié !…
Et ce mot dans mon cœur s’enfonce comme un glaive
Quelle bouche de femme éteindra dans mon sein
Cette soif d’être aimé qui me brûle sans fin ?
Vivre seul dans la vie… Oh ! ce penser me tue !
Vivre seul… quand mon cœur est si riche d’amour.
Il vibre comme un glas dans mon âme abattue ;
C’est à ne plus aimer le jour !
Mais ton amour est là, mon ange tutélaire,
Et je veux vivre encor, lorsque je dis : ma mère !
Souvent, le front ridé de mes sombres ennuis,
J’ai voulu, dans la foule, être oublieux et vivre ;
J’ai voulu respirer, au sein des folles nuits,
Ces voluptés de bal dont le prestige enivre;
Imprudent que j’étais !… j’ai maudit leurs plaisirs !
Car je voyais glisser, dans leur valse en délire,
Ces vierges que le ciel enfanta d’un sourire ;
Je les voyais; et nulle, en passant près de moi,
Ne disait d’un regard : à toi !
Mais ton amour est là, mon ange tutélaire,
Et je ne maudis plus, lorsque je dis : ma mère
Oh ! vous ne savez pas, vous qui vivez heureux,
Ce qu’un long désespoir peut jeter dans la vie !
Vous n’avez point senti ce moxa douloureux
Qui torture le cœur et qu’on nomme l’envie !
Quand un rêve d’amour vous suit au bal bruyant,
L’espérance du moins s’y montre en souriant ;
Mais moi, lorsque le bal a fini ses quadrilles,
Ai-je une fiancée, entre ces jeunes filles,
À qui je puisse dire en lui serrant la main :
Dieu m’a fait un bien doux destin !
Mais ton amour est là, mon ange tutélaire,
Et puis-je être envieux, lorsque je dis : ma mère !
Ah ! lorsque vers la tombe inclinera mon front,
Je n’aurai pas une âme à qui léguer mon âme ;
Arrivé seul au port où m’attend l’abandon,
Sans sourire, sans pleurs, je quitterai la rame.
Aucun enfant au seuil de mes jours éternels
Ne viendra recevoir mes adieux paternels !
Autour de mon chevet, à l’heure d’agonie,
Mes regards vainement chercheront une amie !
Et de moi, sur ce globe où je vins pour souffrir,
Plus rien… pas même un souvenir !
Mais ton amour est là, mon ange tutélaire,
Et si tu me survis, tu pleureras…. ma mère !