Hommage d’Alpha Oumar Konaré pour le quatre-vingt dixième anniversaire de L. S. Senghor

Alpha Oumar Konaré et George W. Bush à Washington en 2001.

Béni soit ce moment qui nous permet d’honorer de son vivant l’un des ancêtres de l’émancipation de l’homme noir. En ces temps troublés, dominés par les idéologies de fracture et par« l’industrie du vide », nous tenons à souligner l’actualité intelligente de la pensée senghorienne.

Intellectuel engagé depuis longtemps dans le combat politique pour une société démocratique et humaniste, nous ne saurions prendre le risque de nous renier en cédant ici au panégyrique, à la célébration apologétique sans rappeler ici ce qui, de notre point de vue, est la quintessence du message senghorien. Pour beaucoup, tout a déjà été dit sur le chantre de la négritude. Que n’a-t-on d’ailleurs écrit, chanté, dit et même médit sur un homme dont la pensée, fort riche et complexe, est marquée par un universalisme et un humanisme, fruits d’une grande élévation morale et spirituelle. Je ne crois pas pouvoir célébrer Senghor mieux que ces dizaines de milliers de pages qui lui ont été consacrées par des hommes de toutes qualités. Je ne saurais produire, en cette occasion, de meilleurs poèmes que n’en a révélés son œuvre immense.

Une chose me fascine pourtant dans le trajet exemplaire de cet homme, autant qu’il m’avait fasciné chez Ahmadou Hampaté Bâ, son camarade de génération. C’est que, comme toutes les grandes figures qui nous sont venues de ce siècle qui s’achève, son être et son œuvre portent les caractères dominants de cette époque aussi troublée que porteuse d’espoir. L’homme est né avec notre siècle par les guerres, ployant sous le poids de l’aventure historique et qui appréhende avec inquiétude le prochain millénaire. S’il est vrai que l’histoire a apporté à l’humanité quelques bienfaits, on constate malheureusement qu’elle est surtout dominée par les grands génocides, les pogroms, la traite négrière et la colonisation. Elle a montré les limites de notre civilisation. Deux mille ans d’histoire et de malheurs n’ont pas suffi à rendre l’homme « humain », et malgré les progrès scientifiques et technologiques, nous demeurons à la lisière de la préhistoire humaine.

C’est pourquoi nous « devons interroger les monuments anciens sur la sagesse des temps passés », comme nous le recommande un éminent académicien. Ce monument qu’un destin exceptionnel a voulu à la fois poète conteur, homme politique, puis homme d’État, rendu à la sagesse aujourd’hui, n’est-il pas un repère et une référence pour nos sociétés ? Sa vie est le reflet d’un aggiornamento connu de tous : la négritude ; ce système de pensée, conçu selon Jean-Paul Sartre comme « un racisme anti-raciste » et qui, par conséquent, a paru suspect aux peuples qui ont voulu nier le fait noir dans la civilisation universelle. S’il a choisi de porter haut l’injure faite à sa race et assumer le blasphème « nègre » en tant qu’identité revendicatrice, c’est pour réhabiliter et donner la parole à ceux qui, dit-il, « n’ont point de bouche ». Il ne s’est pas voulu idéologique, et la négritude non plus n’est pas devenue idéologie. Progressivement, elle s’est assumée et étendue comme un syncrétisme recherchant la symbiose entre la culture européenne et les cultures arabes et noires. Et c’est ainsi qu’elle est devenue cet humanisme dont les enseignements teintent l’imaginaire de nos élèves et de nos étudiants dans les facultés. J’ai voulu savoir quelle est la fondation de cet humanisme chez un homme qui a affronté les stalags du nazisme, les « rires Banania » dans les rues de Paris. La réponse se trouve dans l’exil de son royaume d’enfance de Joal.

M’est venue à l’esprit cette conversation entre Jean-Claude Carrière et le Dalaï Lama : « Il me semble, dit-il, que le XXe siècle a été celui de l’exil. On l’a souvent caractérisé d’une autre manière, par les guerres totales, les holocaustes, par le progrès technique… Mais on oublie souvent l’exil, volontaire ou forcé, de dizaines de millions d’individus […], de soldats coloniaux enrôlés de force, de travailleurs émigrés réclamés par l’Europe, laquelle aujourd’hui les rejette. Jamais, conclut-il, aucun siècle n’arracha autant de racines. »

Je choisis précisément cette allusion à l’exil, parce que le thème me semble typique du parcours du président Léopold Sédar Senghor. L’exil comme déracinement physique de Joal à Dakar, de Dakar à Paris ; mais l’exil comme surtout déracinement moral de l’enfant d’un peuple colonisé au nom de la Civilisation. Et pour Senghor et ses compagnons de la négritude, il devait y avoir enfin une sorte d’exil psychologique au regard des privilèges qui leur étaient accordés par ce système qui oppressait précisément leur race. Or s’il existe une certitude qui naît de l’exil, c’est celle de la nécessité de défendre son peuple contre l’indignité. L’injustice faite par une civilisation orgueilleuse au génie du peuple noir était déjà un sentiment partagé par quelques Européens avisés. Il ne s’agissait pas de le savoir pour s’y appuyer comme sur un argument. Il s’agissait d’en tirer prétexte pour asseoir sa propre philosophie de l’homme noir et, au-delà, une philosophie de l’homme tout court, fondée sur la rencontre, le donner et le recevoir. Bref, il s’agissait de rendre possible un nouvel humanisme, dans la foulée de tous ces courants émergents (existentialisme, phénoménologie, communisme…) qui se donnaient pour tâche de redéfinir l’homme et sa société.

De fait, la quête fondamentale du président Senghor, plus que tout autre, c’est l’homme, même s’il utilise, pour y parvenir, une commodité d’expression : le dialogue interculturel des civilisations. On comprend donc que la thèse maîtresse de Senghor ait été celle du métissage culturel. Métissage négro-berbère, négro-arabe, indo-africain, négro-juif ; métissage biologique, métissage culturel aux source de l’humanité comme en étaient profondément convaincus ses maîtres de l’École des langues orientales et ses éminents professeurs d’ethnologie, discipline qu’il finit par aimer plus que celle à laquelle il se destinait, parce que l’histoire de la culture humaine conduit aux portes de l’humanisme.

La négritude apparaît donc comme un auto-exorcisme qui réduit la dimension de l’exil intellectuel. Car ces normaliens de France, nourris aux plus brillantes sources de la civilisation occidentale, sont profondément fascinés par la culture qui les a asservis. D’où toute la vie du poète aura été une navigation constante d’une rive à l’autre ; comme pour dire que la mesure du Beau et du Bien ne saurait se trouver que dans la synthèse entre l’Occident et l’Afrique, mais encore plus, entre la civilisation blanche et la civilisation noire. Sans doute avons-nous besoin du règne des poètes pour conjurer l’infâme bêtise de tous les stalags et de tous les goulags de l’histoire. Le Rwanda récent nous rappelle, comme Bertholt Brecht, « que la bête est encore vivante qui a donné naissance au monstre ». Nous devons donc rester vigilants. Malgré ces rappels douloureux, nous n’aimerions pas que l’on nous rangeât parmi les contempteurs d’une civilisation dont nous nous plaisons tous à ignorer les tares.

A l’heure où se révèlent les idéologies d’exclusion, nous vous convions à méditer la substance de la pensée senghorienne. Ce message est simple :Dire à l’Afrique qu’elle ne doit pas oublier, qu’elle doit pardonner, s’assumer et se dépasser pour prendre sa place dans le monde libre, digne et responsable. Dire ensuite au monde qu’une civilisation qui exclut le berceau de l’humanité n’est pas digne d’être. Dire enfin aux hommes qu’ils ne s’accompliront que dans l’humain, le riche, le pauvre, l’autre, l’étranger ! Et cela nous conduit à conclure sur cette pensée d’André Gide parlant de l’oracle de Thèbes et du Sphinx : « J’ai compris. Moi seul ai compris. »

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