« Le rose de Blida » de Kateb Yacine

Poème de Kateb Yacine (1929-1989) – ALGÉRIE

En souvenir de celle qui me donna le jour

La rose noire de l’hôpital

Où Frantz Fanon reçut son étoile

En plein front

Pour lui et pour ma mère

La rose noire de l’hôpital

La rose qui descendit de son rosier

Et prit la fuite

A nos yeux s’enlaidissant par principe

Roulée dans le refus de ses couleurs

Elle était le mouchoir piquant de l’ancêtre

Nous accueillait tombés de haut

Comme des poux en manœuvre

Plus son parfum de plèbe en fleur nous fit violence

Par son mélange dépaysés

Plus elle nous menaça

Du fond de sa transhumance meurtrie

Cueillie ou respirée

Elle vidait sur nous

Son cœur de rose noire inhabitée

Et nous étions cloués à son orgueil candide

Tandis qu’elle s’envolait pétale par pétale

 Neige flétrie ou volcanique

Cendre modeste accumulant l’outrage

Exposée de soi-même à toutes les rechutes

Dilapidée aux quatre vents

Venait-elle dans cette chambre?

Elle venait.

Amante disputée

Musicienne consolatrice

Coiffée au terme de son sillage

Du casque intimidant de la déesse guerrière

Elle fut la femme voilée de la terrasse

L’inconnue de la clinique

La libertine ramenée du Nadhor

La fausse barmaid au milieu des pieds-Noirs

L’introuvable amnésique de l’île des Lotophages

Et la mauresque mise aux enchères

A coups de feu

En un rapide et turbulent

Et diabolique palabre algéro-corse

Et la fleur de poussière dans l’ombre du fandouk

Enfin la femme sauvage sacrifiant son fils unique

Et le regardant jouer du couteau

Sauvage ?

Oui

Sa noirceur native avait réapparu

Visage dur lisse et coupant

Nous n’étions plus assez virils pour elle

Sombre muette poussiéreuse

La lèvre blême et la paupière enflée

L’œil à peine entrouvert et le regard perdu

Sous l’épaisse flamme fauve rejetée sur son dos

Le pantalon trop large et roulé aux chevilles

Et le colt sous le sein

Avec la paperasse et la galette brûlée

Rarement, avec un soupir, elle retrouvait le collier d’ambre qu’elle mordait plutôt ou triturait, pensive, et brandissant le luth fêlé de son ultime admirateur, Visage de Prison, qui prononçait son nom de cellule en cellule, sans parler de Mourad et sans parler du bagne, sans parler de l’aveugle, un nommé Mustapha, que poursuivait son ombre en une autre prison, lui qui avait pourtant franchi les portes, mais il ne savait pas qu’il était libéré.

Nous n’étions plus alors que sa portée

Remise en place à coups de dents

Avec une hargne distraite et quasi maternelle

Elle savait bien

Elle

A chaque apparition du croissant

Ce que c’est de porter en secret une blessure

Elle savait bien

Elle

En ses seins pleins de remous

Ce qu’était notre fringale

Pouvait-elle

Sillon déjà tracé

Ne pas pleurer à fleur de peau

La saison des semailles ?

Même à sa déchirure de rocaille

Pouvait-elle ignorer comment se perdent les torrents

Chassés des sources de l’enfance

Prisonniers de leur surabondante origine

Sans amours ni travaux ?

Fontaine de sang, de lait, de larmes, elle savait d’instinct, elle, comment ils retomberaient, venus à la brutale

conscience, sans parachute, éclatés comme des bombes, brûlés l’un contre l’autre, refroidis dans la cendre du bûcher natal, sans flamme ni chaleur, expatriés.

Poème emprunté au site https://tipaza.typepad.fr/

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