René Depestre (1926-) – HAÏTI
J’ai cessé d’être un « poète noir »
sur le qui-vive à la porte
de la
Maison des
Amériques
j’ai quitté le foyer deux fois natal :
mes rêves en morceaux tiennent dans un mouchoir.
Je regarde dans les yeux mes jours élargir un nouveau ciel de poète en moi, je fais mes adieux à tout ce qui est mort
sur pied dans ma vie, je mets à mort la foi et l’espérance qui ont failli truquer mon art de vivre.
Je voyage désormais à la belle étoile
des mots d’Alexandre
Dumas père.
Mon voyage est un enfant du pardon.
S’étant trompé de chemin de croix mon cheval innocent s’éloigne comme un voilier remis à neuf pour l’aventure océane.
Ma tête grise a poussé
dans les hauteurs des mots
en pleine forme
qui firent la pluie et le beau temps
au jardin de la jeune madame
Colette :
vive le dieu émerveillé d’une langue française
aussi ronde en chair et en soleil que la courbe au lit de la femme en état de poésie.
Vive les petits matins maternels de la
langue française ! ils me font des signes de frères tout en haut des mots bien créoles d’Aimé
Césaire ! vive la prose à monsieur
André
Gide ! j’ai sa fraîche aurore à la gorge j’ai les mots frais du français-de-France je m’imagine fraîcheur du soir taillée dans la saison des îles pour couvrir le
parcours saharien du siècle.
Au fond du panier d’années d’exil où mûrissent mes travaux et mes jours – très loin du désert cubain qui pipait les dés du fond de mon âme -voici un sang et
un horizon d’homme libre criblés de rivières et de rêves en crue, voici la charrue des mots à donner en vrac à la bonne et fraîche illumination d’autrui, en prose
et en poésie, voici la pirogue qu’il faut pour descendre en chantant les tout derniers rapides du
XXe siècle.